mercredi 17 juillet 2013

Pour un indice de langue d'usage public (ILUP) rigoureux et clair



Réplique à Paul Béland

Christian Roy
Historien

Bulletin d’histoire politique, 11-2, hiver 2003, p. 171-175

Reproduit avec l’amicale autorisation de l’éditeur





Dans nos commentaires [1] sur l’«indice de langue d'usage public» (ILUP) conçu et mesuré par Paul Béland [2], nous avons principalement soulevé des doutes, posé quelques questions et suggéré des moyens pour donner à cet indice un peu plus de transparence. Hélas, à la lecture de la réponse qui nous a été faite [3], force est d’admettre que nous n’avons pas eu le succès escompté. Manifestement, l’auteur de l’ILUP a choisi d’emprunter quelques faux-fuyants ou, plus simplement, de s’esquiver.

Nous expliciterons ici quelques aspects abordés dans nos premières remarques, pour commenter ensuite les arrières pensées que Béland attribue à Charles Castonguay, Daniel Monnier et Jean Marcel [4] ainsi qu’à nous-mêmes.

Rigueur, cohérence, clarté

Ravalant nos commentaires à de simples questions techniques, Béland s’est esquivé sur la nécessité de présenter deux indices distincts. Il rappelle que chez les travailleurs, «trois activités publiques, dont le travail» [5], suffisaient au calcul de l’indice, tandis que pour les personnes qui ne travaillent pas, «l’usage des langues lors de cinq activités publiques» [6] donnait les meilleurs résultats.

Comment deux sous-groupes peuvent-ils conduire à un seul indice, quand l’hôpital et les petits commerces sont les deux seuls domaines communs à tous les répondants de l’enquête? Pourquoi un seul indice alors que les travailleurs ont été classés «francophones» s’ils parlaient français à 85% ou plus, tandis que l’on exigeait une proportion de 95% aux autres répondants [7]?

Au lieu de reconnaître avec ses collaborateurs Paul Bernard et Jean Renaud que l’on aurait pu «essayer d’autres systèmes de calibrages» [8], Béland nous apprend qu’il n’avait «aucune pondération» [9] à faire. Faut-il comprendre que l’usage du français à l’hôpital – milieu que la majorité ne fréquente qu’occa­­­­­­­sion­nellement, voire jamais – a autant d’importance que celui qui a cours dans une semaine de travail de 40 heures? Les 3 044 personnes qui ont répondu à la question sur l’usage des langues dans les associations non professionnelles ont-elles autant d’importance que les 14 084 qui ont donné une réponse relativement à la langue parlée dans les petits commerces [10]?

Nous avons fait mieux qu’«insinuer  [que Béland a] délibérément sous-estimé le pourcentage de bilingues» [11]. En effet, nous nous sommes franchement opposé à la répartition de ces personnes parmi les unilingues français et anglais [12]. Car il est souvent bien difficile, voire impossible, de déterminer laquelle des deux langues couramment utilisées domine chez les bilin­gues. N’a-t-on pas décrit à profusion le code mixing et le code switching [13] des personnes qui connaissent plus d’une langue? Puisque Béland admet «qu’il y a toujours un certain nombre de cas qui se situent à la limite de deux catégories» [14], pourquoi alors procéder à leur répartition forcée dans des classes réservées aux unilingues?

Pour plus de transparence, et non pour remplacer l’ILUP, nous avons suggéré la création d’une variable synthèse qui aurait donné une meilleure idée du nombre de fois que les personnes interrogées à l’enquête ont mentionné s’exprimer en français [15]. Par exemple, puisque plus de 10 000 répondants ont donné une réponse valide relativement à sept domaines d’activité sur les 12 qui ont été couverts, une variable allant de 0 à 7 pouvait être créée. Bien que Béland ait tourné notre proposition en dérision, lui donnant «le statut d’un bricolage sans validité statistique» [16], nous la maintenons. Qui peut prétendre, sans faux-fuyant, qu’il aurait été inutile de savoir combien de personnes ont déclaré parler le français dans la plupart des domaines? En corollaire, combien de personnes ne s’expri­ment jamais, ou presque jamais, en français? 

Essentiel, exclusion, hérésies

Environ la moitié de la réponse [17] de M. Béland concerne ce qu’il qualifie d’«essentiel, soit du concept de langue d'usage public» [18]. Selon lui, les critiques formulées à ce jour «sont de même ordre: elles font semblant d’être d’ordre méthodologique, alors qu’elles sont le signe de positions théoriques différentes» [19] de la sienne.

En nous reprochant «l’utilisation seule des statistiques sur la langue parlée à la maison» [20], Béland fait une affirmation totalement gratuite sans démonstration ni renvoi aux textes. Puisque le fardeau de la preuve lui appartient, nous n’inverserons pas les rôles. Il suffira de dire combien il serait paradoxal – un euphémisme – de s’imposer une critique fouillée de l’ILUP, alors même que l’on nierait, a priori, sa pertinence et sa faisabilité!

Les intentions cachées que Béland nous prête le mènent au concept d’exclusion. Les études basées sur la langue d'usage à la maison livreraient, selon lui, «un message d’exclusion [… aux] allophones […] qui parlent leur langue maternelle à la maison» [21], mais qui pourraient parler le français en public. Incapable, là aussi, de donner des références précises, Paul Béland quitte la science pour sombrer dans une fiction de très mauvais goût [22]. Or, des témoignages authentiques contredisent son imagination, tel celui d’une immigrante rapidement assimilée et fière d’avoir élevé ses enfants en français [23].

Le concept d’exclusion galvaudé [24] par Béland se retourne d’ailleurs contre lui. En effet, l’ILUP exclut à son tour de la société québécoise toute personne qui ne fait pas sa vie publique en français, dont 62% d’Anglo-Québécois [25] se prévalant de leur droit de vivre en anglais [26]. Pour aider Béland a surmonter ses scrupules, nous lui suggérons de remplacer son indice par la proportion des personnes capables de parler français. Ainsi, en considérant le Québec francophone à 94%, on ne laisserait de côté, au dire de Gérard Bouchard, que des personnes qui se sont exclues elles-mêmes par leur refus d’apprendre le français [27].

Enfin, Béland termine sa réponse en jouant les vierges offensées. On s’attaquerait à lui, semble-t-il, pour avoir «énoncé dans  [son] rapport de recherche trois hérésies» [28]. Factices, ces hérésies sont plutôt des énoncés que nous reformulons en nos propres termes:

1) l’état global d’une langue ne peut être ramené à une seule dimension, notamment à la langue habituellement parlée à la maison;
2) au Québec, ne considérer que la langue du domicile sous-estime l’importance du français dans la vie publique;
3) toute personne, même un touriste ou un étudiant étranger, qui fait publiquement usage du français au Québec, contribue à son essor, peu importe sa langue maternelle ou sa langue d’usage privé.

On admettra sans difficulté que reconnaître ces trois assertions ne devrait nullement conduire à un quelconque martyrologue du français au Québec.

NOTES ET RÉFÉRENCES 
[1] Christian Roy, «L’usage des langues dans la sphère publique au Québec. L’indice du Conseil de la langue française est-il crédible?», Bulletin d’histoire politique, vol. 10, n° 1, automne 2001, p. 151-160.
[2] Paul Béland, Le français langue d'usage public au Québec en 1997. Rapport de recherche, Québec, Conseil de la langue française, 1999, 123 p.
[3] Paul Béland, «Réponse à M. Christian Roy», Bulletin d’histoire politique, vol. 11, n° 1, automne 2002, p. 139-143.
[4] Nous avons donné les références aux trois premiers critiques de l’ILUP dans notre texte précédent : Christian Roy, loc. cit., p. 158, notes 6, 7 et 8.
[5] Paul Béland, loc. cit., p. 141; outre la langue de travail, on n’a retenu que la langue d’usage à l’hôpital et dans les petits commerces.
[6] Ibid., p. 141; il s’agit de la langue parlée à la banque, à l’hôpital, dans les petits commerces, au centre commercial et dans des associations non professionnelles.
[7] Paul Béland, op. cit., p. 106-107.
[8] Paul Bernard et Jean Renaud, «Langue d'usage public: L’ILUP, une mesure indispensable», Le Devoir, 19 octobre 1999.
[9] Paul Béland, loc. cit., p. 141.
[10] Paul Béland, op. cit., p. 19; comme il faut une réponse valide à toutes les questions entrant dans le calcul de la «régression logistique» – fondement de l’ILUP –, force est de conclure que l’indice ne repose que sur 12% des répondants faisant partie de l’échantillon initial de 25 000 personnes.
[11] Paul Béland, loc. cit., p. 142.
[12] Christian Roy, loc. cit., p. 155.
[13] Voir par exemple: Abdelouahed Mabrour, «Alternance des codes ...» [L’alternance codique arabe/français : emplois et fonctions].
[14] Paul Béland, loc. cit., p. 141.
[15] Christian Roy, loc. cit., p. 156; notre suggestion relève de la statistique descriptive que Béland semble mépriser au profit des statistiques inductives complexes.
[16] Paul Béland, loc. cit., p. 142.
[17] Il s’agit des six premiers paragraphes (ibid., 139-141) et des deux derniers (ibid., 142-143), soit la moitié des 16 paragraphes de l’article.
[18] Ibid., p. 139.
[19] Ibid., p. 139.
[20] Ibid., p. 140; nous soulignons.
[21] Ibid., p. 140.
[22] Citons Paul Béland au texte: «Il serait très étonnant que les allophones interprètent comme un message d’ouverture [sic] un discours [sic] qui leur dit: ‘Nous [les francophones] vous acceptons [sic] à conditions [sic] que vous abandonniez [sic] dans votre vie privée [sic] les manifestations les plus normales [sic] de votre identité linguistique personnelle [sic]’»; Ibid., p. 140.
[23] «Mes enfants ne seront pas des immigrants, il suffit que moi je l’aie été. Ils ne seront pas un peu d’ici, un peu de là-bas, mais des Québécois de langue française à part entière»; voir: Jean-Marc Léger, «Faire échec à Babel», L’Action Nationale, vol. LXXXVIII, n° 5, mai 1998, p. 22.
[24] L’exclusion sociale chère à Alain Touraine a lieu dans la vie réelle de tous les jours. Le type d’exclusion dont parle Béland est de nature virtuelle, car il s’agit d’une exclusion sur papier.
[25] Paul Béland, op. cit., p. 50.
[26] Le fait d’en «exclure» un moins grand nombre ne change rien au principe avancé par Béland.
[27] Gérard Bouchard, «Une francophonie nord-américaine», Le Devoir, 7 mai 1998.
[28] Paul Béland, loc. cit., p. 143.

mardi 16 juillet 2013

L’usage des langues dans la sphère publique au Québec


L’indice du Conseil de la langue française est-il crédible ?

 

Christian Roy




Bulletin d’histoire politique, 10-1, automne 2001, p. 151-160

Reproduit avec l’amicale autorisation de l’éditeur




Paul Béland, Le français, langue d’usage public au Québec en 1997. Rapport de recherche, Québec, Conseil de la langue française, 1999, 123 p.

Conseil de la langue française et al., Le français, langue d’usage public au Québec en 1997. Rapport synthèse, Québec, Conseil de la langue française, 1999, pagination variée.





Le concept de «langue d'usage publique» est apparu pour la première fois dans le rapport du Comité interministériel sur la situation de la langue française [1] publié en mars 1996. Après 20 ans d’application de la loi 101, ce rapport  estimait que «le nombre de francophones de langue d'usage public [était] d’environ 69% dans l’Île-de-Montréal, alors que le nombre de francophones de langue d'usage privé (la langue parlée à la maison) [était] de 57%» [2]. Le rapport proposait «de créer un […] indicateur de langue d’usage public ou de langue commune […] qui viendrait compléter les informations sur la langue parlée à la maison» [3].
Entre la mi-mars et la mi-mai 1997, une longue enquête téléphonique a été effectuée auprès de plus de 25 000 personnes, les unes devant répondre à un questionnaire court, les autres à un plus grand nombre de questions [4]. La compilation, le traitement et l’analyse des réponses aux 14 206 questionnaires de la version longue ont donné lieu à deux publications lancées simultanément en août 1999 par le Conseil de la langue française (CLF). Ne se distinguant que par le sous-titre, le Rapport de recherche est l’œuvre de Paul Béland, sociologue au CLF, tandis que le Rapport synthèse est signé par un comité formé de haut-fonctionnaires oeuvrant dans trois organismes et deux ministères [5].
Notons d’abord que le titre de ces ouvrages est réducteur. En effet, il ne s’agit pas seulement du français comme langue d'usage public, mais aussi de l’anglais, de l’ensemble des autres langues (regroupées sous le vocable «allophones») ainsi que des situations de bilinguisme français-anglais.
Le Rapport de recherche sur l’usage des langues
L’ouvrage de Béland a fait l’objet de vives critiques de la part de Charles Castonguay [6], professeur de mathématique à l’Université d’Ottawa, de Daniel Monnier [7], jadis sociologue au CLF et de Jean Marcel [8], ancien conseiller au CLF. Aux dires de ces critiques, tout serait faible dans cet ouvrage, de la collecte des données à la qualité stylistique du rapport, en passant par la problématique et les méthodes utilisées.
Il n’entre pas dans nos objectifs de passer en revue ces commentaires ni, à plus forte raison, de nous imposer en arbitre. Nous voulons tout simplement présenter notre propre lecture des choses car nous croyons que tout n’a pas été dit. Le coût de l’enquête, l’importance que le CLF a accordé à ces publications [9] et la controverse qui a suivi, justifient que l’on se penche une fois de plus sur ce sujet avec le recul dont nous profitons.
L’essentiel du travail de Béland tient en quelque 70 pages (chapitres 2 et 3) où il présente et décrit une quarantaine de tableaux, dont deux occupent ensemble près de sept pages. Le chapitre 2 aborde trois dimensions: 1) la langue d'usage dans une douzaine d’activités particulières de la vie publique, 2) la langue d'usage public en réponse à une question de nature générale et, enfin, 3) les résultats d’un indice de langue d'usage public (ILUP) conceptualisé et calculé par Béland. Ces dimensions distinguent le lieu de résidence et la langue parlée à la maison [10] des répondants. Quant au chapitre 3, il présente les résultats de l’ILUP selon diverses caractéristiques telles l’âge, la région de résidence, la langue maternelle, l’emploi, la période d'immigration.
Les activités particulières de la vie publique retenues à l’enquête touchent à la santé (hôpital, CLSC, médecin en cliniques privées), la consommation (magasinage, centre commercial, petit commerce, banque), les médias [11] (journal, informations télévisées, cinéma), les associations (professionnelles, non-professionnelles), les relations avec le gouvernement (par écrit, verbalement), l’éducation (relation parent-école, cours pour adultes) et surtout la langue de travail. Dans le cas du magasinage et de la langue de travail, on a tenu compte du pourcentage du temps d’utilisation du français.
D’emblée nous devons convenir avec Daniel Monnier, que les francophones sont sur-représentés dans ces activités particulières, et que les communications y sont de nature rudimentaire [12]. Si Béland explique assez bien au premier chapitre comment on a fait la distinction entre l’activité publique et l’activité privée, il est muet, par contre, sur la problématique ayant conduit à ce choix particulier d’activités publiques.
La question générale posée à tous les répondants s’énonce ainsi: «Quelle langue parlez-vous le plus souvent à l’extérieur de la maison avec des personnes autres que vos parents ou amis?» [13]. Dans l’ensemble du Québec, 85% des répondants utiliseraient le français; 3% s’exprimeraient en français et en anglais. Il en est de même dans la couronne métropolitaine de Montréal. Dans l’île de Montréal par contre, ces proportions sont respectivement de 68% et de 4% [14].
L’indice de langue d'usage public
L’indice de langue d'usage public construit par Béland repose sur la probabilité qu’une personne, lors de l’enquête, ait affirmé utiliser le français ou l’anglais à la question générale, compte tenu des réponses qu’elle a aussi données aux questions touchant les activités particulières, le tout «en fonction de la perception moyenne des répondants» [15]. Selon Béland, l’ILUP «mesure mieux l’usage public des langues» que les réponses à la question générale. «Ainsi, poursuit-il, étant donné la composition linguistique différente des zones géographiques et la fréquence plus élevée des contacts interlinguistiques à Montréal, on peut s’attendre à un pourcentage plus élevé de comportements bilingues à Montréal qu’à l’extérieur de la région métropolitaine» [16].
Et c’est effectivement ce qu’il trouve. Dans l’île de Montréal, 61% des résidents s’exprimaient, en 1997, presque exclusivement en français tandis que 17% avaient un comportement bilingue français-anglais. Dans la couronne métropolitaine, ces proportions étaient de 83% et de 10% alors que dans l’ensemble du Québec, elles étaient évaluées à 82% et 8% [17].
On conviendra que faire usage d’une méthode permettant de débusquer le bilinguisme plus ou moins conscient des répondants est un exercice louable et fort pertinent. Ainsi, alors que la question générale ne donne, peu importe la région, que 3% ou 4% de bilingues [18], l’ILUP conduit à des proportions allant de 5% seulement pour l’extérieur de la région de Montréal et jusqu’à 17% pour l’île de Montréal. Comme c’est dans l’île de Montréal où l’on trouve le plus grand nombre de personnes connaissant plus d’une langue, ces différences de bilinguisme selon la région de résidence générées par l’ILUP semblent bien refléter les caractéristiques linguistiques régionales.
Mais doit-on pour autant admettre ces résultats sans réserves ?  Un minimum d’exigences quant à la transparence méthodologique oblige à y regarder de plus près. Car outre les critiques déjà formulées sur la représentativité de l’échantillon, sur l’important taux de non-réponses (42%), sur les marges d’erreurs, etc., plusieurs questions se posent et plusieurs doutes peuvent être soulevés.
Critique de l’indice
D’abord, on se demande pourquoi on n’obtient pas deux indices. En effet, Béland explique, en annexe, que deux équations distinctes ont été établies afin de distinguer «les répondants qui n’ont pas travaillé au cours des six mois précédant le sondage [… de] ceux qui ont travaillé» [19]. Il précise avoir procédé ainsi «parce que les premiers essais ont montré une interaction entre l’activité sur le marché du travail et les autres variables» [20]. Devant ces explications, le lecteur peut se demander si l’on n’a pas additionné des pommes à des oranges pour obtenir un seul ILUP.
La question est d’autant plus justifiée que la probabilité minimale qu’il faut atteindre pour être classé francophone diffère d’un sous-groupe à l’autre: elle est de 85% pour les travailleurs [21] et de 95% pour les autres [22]. De même pour l’usage de l’anglais où les probabilités de ne pas parler le français sont respectivement de 30% et de 5% [23]. Aurait-on hésité à rendre public un ILUP de 55%, voire de 53% seulement, chez les travailleurs de l’île ?  Aurait-on craint de révéler que le bilinguisme des travailleurs atteignait ou dépassait 20% par exemple ?
En second lieu, le lecteur est en droit de se demander comment on parvient à l’ILUP au moyen de la «régression logistique». Il semble en effet que ce type de régression ne puisse produire l’indice lui-même. À la lecture du rapport de Béland, on saisit bien que la réponse à la question générale est prédite par celles portant sur la langue parlée dans cinq activités particulières [24] chez les personnes qui ne travaillaient pas, tandis qu’il n’en faut que trois dans le cas des travailleurs [25]
Une fois obtenus les résultats de ces régressions, qu’a-t-on fait pour obtenir l’indice ?  Comment a-t-on pondéré les données pour y parvenir ?  Car il va sans dire qu’en général, on ne va pas à l’hôpital ou chez son médecin aussi souvent qu’au travail ou au centre commercial. Paul Bernard et Jean Renaud, qui se sont portés à la défense de Béland contre Castonguay, n’ont-ils pas néanmoins soutenu qu’il «serait sans doute possible, et même souhaitable, d’essayer d’autres systèmes de calibrage» [26] ?  S’il en existe plusieurs, quel système Béland a-t-il utilisé?
Troisièmement, puisque l’on cherchait, entre autres objectifs, de mieux cerner le bilinguisme, comment peut-on ensuite répartir les répondants bilingues pour obtenir deux classes distinctes?  Dans le cas des répondants domiciliés dans l’île de Montréal, 10 bilingues sur 17 sont considérés parler «surtout le français» tandis que les sept autres sont classés parlant «surtout l’anglais» [27]. Béland suppose qu’un bilingue «n’utilise jamais une langue à 50% ‘pile’ [sic]; une des langues est toujours prépondérante» [28] selon lui. Nous ne sommes pas de cet avis, surtout pas en matière de bilinguisme, un phénomène que nous ne connaissons que par l’auto-appréciation des répondants plutôt que par une mesure de la compétence effective des personnes. Dans un milieu fortement diversifié comme l’île de Montréal, il y a certes une population bilingue qui ne saurait être départagée [29] comme l’a fait Paul Béland [30].
À cet égard, il est intéressant de noter qu’aucun des cinq communiqués de presse du Conseil de la langue française ne fait état d’une proportion de 61% de Montréalais parlant presque exclusivement le français dans leurs activités publiques dans l’île. Au contraire, on n’insiste que sur ces 71% de francophones qui incluent, sans que l’on avise le lecteur, la plupart des bilingues français-anglais. Ces 71% sont comparés aux 59% de personnes qui parlent habituellement le français à la maison. Or, cette dernière proportion, par ailleurs surestimée, comprend beaucoup moins de bilingues. Là aussi, on a comparé des pommes à des oranges. Pire, on a entraîné les médias dans le même sillage. En effet, ni la Presse canadienne ni les principaux quotidiens francophones du Québec [31] ont fait état d’une proportion de 61% de francophones, langue d'usage public, dans l’île de Montréal. Au contraire, ils n’en avaient tous que pour ces 71% qui comprennent des personnes parlant l’anglais jusqu’à 49,9% !
Un rapport qui fait fi des règles de l’art
Vue l’importance du sujet abordé, vu son caractère original, on se serait attendu à prendre connaissance d’un ouvrage présentant une solide facture. Tel n’est pas le cas. D’entrée de jeu, le lecteur ne trouve pas une revue de la littérature pertinente sur la question linguistique, en particulier du domaine de la sociolinguistique. Une telle revue aurait pu conduire à énoncer quelques hypothèses de travail afin de guider le lecteur dans les sentiers nouveaux empruntés par l’auteur. Du fait de cette lacune, certains chercheurs ne reçoivent pas crédit de leur contribution.
C’est le cas par exemple de l’apport de Charles Castonguay que Béland ignore totalement. Par exemple, à propos de l’importance de l’âge à l’immigration chez les immigrants allophones, Béland donne l’impression d’apporter un élément tout à fait nouveau quand il conclut qu’il y a «augmentation de l’usage du français parmi ceux arrivés avant l’âge de 25 ans» [32]. De même lorsqu’il montre que l’utilisation du français en public est plus répandue chez les immigrants de langue latine ou «d’influence française». Castonguay n’a-t-il pas montré, dans un ouvrage pourtant publié par le Conseil de la langue française [33], toute l’importance de ces caractéristiques dans les transferts linguistiques vers le français ?  Béland ne devait-il pas formuler l’hypothèse que ce que l’on a observé dans le domaine privé trouverait écho dans le domaine public, le second domaine précédant tout naturellement le premier comme lieu d'expression du français chez les immigrants allophones?
Par ailleurs, l’absence d’hypothèses conduit Paul Béland à énoncer des truismes. C’est ainsi que l’on peut lire, sous sa plume, que les allophones «utilisent moins le français que les francophones et moins l’anglais que les anglophones» [34] !  Mais à quoi d’autre pouvait-on s’attendre?
Le lecteur qui voudrait savoir combien de fois les personnes interrogées à l’enquête ont répondu s’exprimer en français à chacune des 12 activités particulières retenues, chercherait en vain dans cet ouvrage trop bref. L’auteur a raté une belle occasion de présenter, sur une échelle allant de 0 à 12, une variable synthèse montrant une vue d’ensemble des résultats bruts de l’enquête. Cette variable synthèse aurait pu aussi être croisée avec les réponses à la question générale ainsi qu’avec l’indice de langue d'usage public. À défaut de le faire dans le corps du texte, on aurait pu au moins, pour plus de transparence élémentaire, présenter ce type de données en annexe.
Cet ouvrage se caractérise aussi par quelques inversions de sens dans certaines relations. Par exemple, ne fallait-il pas écrire que l’usage d’une langue dans le domaine public est lié à la langue maternelle et au pays d’origine des répondants plutôt que d’affirmer le contraire [35] ?  Béland en arrive donc à confondre sa variable dépendante (l'ILUP) à des variables indépendantes (langue maternelle, origine, etc).
Enfin, bien que cette publication soit mince, on y trouve répétitions et redondances. Par exemple, plutôt que de dire clairement en introduction qu’il ne sera pas possible de décrire des tendances dans le temps – puisqu’il s’agit de la première enquête de cette nature –, Béland préfère s’excuser ici et là [36] de ne pas pouvoir le faire. La redondance est telle qu’un long paragraphe de plus de 12 lignes sous le tableau 3.30 s’avère tout à fait inutile [37].
Le Rapport synthèse
Le Rapport synthèse, d’un peu plus de quarante pages, «vise une diffusion plus large […] sans entrer dans des considérations d’ordre conceptuel et méthodologique» [38]. Le lecteur aura tôt fait de constater, en le comparant même sommairement au Rapport de recherche, qu’il n'en présente, à peu de choses près, que de larges extraits. De la quarantaine de tableaux originaux, il en reproduit 14, les reprenant presque intégralement, sauf que l’on regroupe certaines données, que l’on retranche quelques informations ou que l’on ajoute parfois des moyennes et des figures.
Dans ce Rapport synthèse, on retrouve, telles quelles, sans guillemets, des phrases entières de l’ouvrage de Paul Béland. C’est particulièrement manifeste aux pages 26 à 29 où l’on peut relire des paragraphes entiers, légèrement modifiés: «par ailleurs» est remplacé par «en outre», «plus souvent» laisse la place à «davantage» [39]. On y retrouve aussi truismes et inversions. Côté truisme, on peut lire que «les unilingues utilisent essentiellement [sic] la langue qu’ils connaissent» [40]; côté inversion, plutôt que d’affirmer que l’usage des langues en public diffère selon que l’on travaille ou non, on prétend le contraire [41].
On peut s’étonner de lire dans ce Rapport synthèse que l’usage du français dans la vie publique soit exigé pour reconnaître à toute personne habitant au Québec le sens du respect, de l’harmonie et de l’égalité:
Toute personne qui utilise principalement le français comme langue de vie publique, c'est-à-dire dans ses activités de travail, de consommation, dans ses relations avec le système de santé et les services publics en général, respecte le texte et l’esprit de la Charte de la langue française et favorise ainsi le bon fonctionnement de la société, l’harmonie et l’égalité entre les citoyens, manifestant de ce fait sa participation à une société dont le français est la langue commune [42].
Or, comme «il est possible de mener l’ensemble de ses activités publiques presque exclusivement en anglais, ce qui est le cas de 63% des anglophones de la région métropolitaine et de 67% de ceux de l’Île-de-Montréal» [43], force est d'admettre, en toute logique, que la plupart des anglophones du Québec font de bien mauvais citoyens.  Pourtant, la Loi sur les services de santé et les services sociaux [44] ne reconnaît-elle pas à toute personne «d’expression anglaise» le droit de recevoir, en anglais,  les services qui lui sont nécessaires ?  Se prévaloir de ce droit n’est ni manquement à l’esprit et à la lettre de la loi 101, ni obstruction à l’harmonie et à l’égalité sociale.
Le Rapport synthèse formule le souhait de «reprendre le même exercice, à une périodicité qui reste à déterminer, afin de voir les tendances qui se dégageront en ce qui a trait à la place qu’occupe le français dans la vie publique» [45]. Une chose nous apparaît évidente: refaire exactement le même travail dans le but de comparer les deux enquêtes, et ainsi espérer dégager des tendances, serait tout à fait inconvenant
Car ce premier essai, que l’on aurait de toute façon beaucoup de difficultés à reproduire [46], est trop peu convainquant pour mériter de servir de modèle à une série d’enquêtes sur les langues parlées dans le domaine public. Il faut tout repenser. Quitte à attendre encore longtemps pour saisir des tendances lourdes, mieux vaudrait que la prochaine enquête soit très bien faite. D’ici là, l’ensemble des paramètres habituels sur la situation linguistique – langue de travail, langue des services, langue des citoyens avec l’État, transferts linguistiques, projections démolinguistiques, etc. –, pourra toujours nous guider sur la situation du français au Québec, et principalement dans la nouvelle Ville de Montréal.

NOTES ET RÉFÉRENCES
[1] Le Français langue commune. Enjeu de la société québécoise. Bilan de la situation de la langue française au Québec en 1995, Québec, ministère de la Culture et des Communications, 1996. Ce rapport est signé par neuf haut-fonctionnaires ayant rang de sous-ministres.
[2] Ibid., p. 237.
[3] Ibid., p. 237.
[4] Paul Béland, Le français, langue d’usage public au Québec en 1997. Rapport de recherche, Québec, Conseil de la langue française, 1999, Annexe 3, p. 111-116.
[5] Conseil de la langue française et al., Le français, langue d’usage public au Québec en 1997. Rapport synthèse, Québec, Conseil de la langue française, 1999, pagination variée.
[6] Charles Castonguay, «L’indice synthétique de langue d'usage public (SLUP)», Le Devoir, 24 septembre 1999 et 25-26 septembre 1999; idem, «Langue d'usage public: Imbuvable ce SLUP !», Le Devoir, 16 octobre 1999.
[7] Daniel Monnier, «Indice des langue d'usage: gros battage, petit bagage», Le Devoir, 1er novembre 1999.
[8] Jean Marcel [Paquette], «L’indicateur de langue d'usage public», L’Action nationale, vol. XC, no. 1, janvier 2000, p. 45-52.
[9] Outre des rencontres avec des groupes de personnes nommément invitées, le CLF a diffusé, le 26 août 1999, jour du lancement, cinq communiqués de presse.
[10] Béland prétend que «la langue parlée à la maison reflète davantage le passé que ne le fait celle parlée en public» (op. cit., p. 90). Il n’en est rien parce que la question de Statistique Canada aux recensements est formulée à l’indicatif présent tout comme celles conduisant à l’ILUP.
[11] Les médias n’entrent pas dans le calcul de l’ILUP (P. Béland, op. cit., p. 16).
[12] Dans le cas de l’île de Montréal, la surreprésentation dans les activités s’ajoute à la surreprésentation des francophones dans l’échantillon (2%). Voir, C. Castonguay, Le Devoir, 24 sept. 1999.
[13] P. Béland, op. cit., p. 25, 98.
[14] Ibid., p. 26.
[15] Ibid., p. 30.
[16] Ibid., p. 31.
[17] Ibid., p. 42.
[18] Ibid., p. 26.
[19] Ibid., p. 104.
[20] Ibid., p. 104.
[21] Ibid., p. 107.
[22] Ibid., p. 106.
[23] Ibid., p. 107 et 106 respectivement.
[24] Par ordre décroissant, il s’agit des milieux suivants: banque, hôpital, petit commerce, centre commercial et association professionnelle. Ibid., p. 105.
[25] Il s’agit, dans l’ordre décroissant, du travail, de l’hôpital et du petit commerce; de plus, il y a interaction entre le 1er et le 3e. Ibid., p. 108.
[26] Paul Bernard et Jean Renaud, «Langue d'usage public: L’ILUP, une mesure indispensable», Le Devoir, 19 octobre 1999.
[27] P. Béland, op. cit., p. 32-35.
[28] Idem, «Indice des langues d’usage public: Des chiffres et des lettres», Le Devoir, 5 oct. 1999.
[29] Joshua A. Fishman, «Bilingualism with and without Diglossia; Diglossia with and without Bilingualism», Journal of Social Issues, vol. XXIII, no. 2 (1967), p. 29-38.
[30] Bien que Béland laisse ses lecteurs libres de traiter cet aspect comme ils l’entendent, il n’indique pas de préférence (P. Béland, op.cit., p. 42).
[31] Voir Le Devoir, La Presse et Le Soleil du 27 août 1999.
[32] P. Béland, op. cit., p. 77.
[33] Charles Castonguay, L’assimilation linguistique: mesure et évolution, 1971-1986, Québec, Conseil de la langue française, 1994, p. 139-143. Notons que Castonguay reconnaît la contribution de ceux qui l’ont précédé: Termote et Gauvreau, Baillargeon et Benjamin.
[34] P. Béland, op. cit., p. 49.
[35] Ibid., p. 91; on peut en effet lire que «[c]es deux dimensions que sont la langue maternelle et le pays d’origine sont liées à l’usage public des langues».
[36] Ibid., p. 66, 76, 80 et 92.
[37] Ibid., p. 76.
[38] Conseil de la langue française et al., op. cit., 2e page 2.
[39] Ibid., p. 29.
[40] Ibid., p. 28-29; voir P. Béland, op. cit., p. 84.
[41] Conseil de la langue française et al., op. cit., p. 21: «Le fait d’être actif ou non sur le marché du travail est lié aussi à l’usage des langues en public».
[42] Ibid., page sans numérotation située après la 1ère page 3.
[43] Ibid., p. 18.
[44] Lois refondues du Québec, chapitre S-4.2, art. 15.
[45] Conseil de la langue française et al., op. cit., 1ère page 3.
[46] Selon Jean Marcel (loc. cit., p. 51), ce travail n’est pas «falsifiable», car seul son auteur pourrait refaire la même chose.