Réplique à Paul Béland
Christian Roy
Historien
Bulletin
d’histoire politique,
11-2, hiver 2003, p. 171-175
Reproduit avec l’amicale autorisation
de l’éditeur
Dans nos commentaires [1] sur l’«indice de langue d'usage public» (ILUP) conçu et mesuré par Paul Béland [2], nous avons principalement soulevé des doutes, posé quelques questions et suggéré des moyens pour donner à cet indice un peu plus de transparence. Hélas, à la lecture de la réponse qui nous a été faite [3], force est d’admettre que nous n’avons pas eu le succès escompté. Manifestement, l’auteur de l’ILUP a choisi d’emprunter quelques faux-fuyants ou, plus simplement, de s’esquiver.
Nous expliciterons
ici quelques aspects abordés dans nos premières remarques, pour commenter
ensuite les arrières pensées que Béland attribue à Charles Castonguay, Daniel
Monnier et Jean Marcel [4] ainsi qu’à nous-mêmes.
Rigueur,
cohérence, clarté
Ravalant nos
commentaires à de simples questions techniques, Béland s’est esquivé sur la
nécessité de présenter deux indices distincts. Il rappelle que chez les
travailleurs, «trois activités publiques, dont le travail» [5],
suffisaient au calcul de l’indice, tandis que pour les personnes qui ne
travaillent pas, «l’usage des langues lors de cinq activités publiques» [6] donnait les meilleurs résultats.
Comment deux
sous-groupes peuvent-ils conduire à un seul indice, quand l’hôpital et les
petits commerces sont les deux seuls domaines communs à tous les répondants de
l’enquête? Pourquoi un seul indice alors que les travailleurs ont été classés
«francophones» s’ils parlaient français à 85% ou plus, tandis que l’on exigeait
une proportion de 95% aux autres répondants [7]?
Au lieu de
reconnaître avec ses collaborateurs Paul Bernard et Jean Renaud que l’on aurait
pu «essayer d’autres systèmes de calibrages» [8], Béland nous apprend qu’il n’avait
«aucune pondération» [9] à faire. Faut-il comprendre que
l’usage du français à l’hôpital – milieu que la majorité ne fréquente qu’occasionnellement,
voire jamais – a autant d’importance que celui qui a cours dans une semaine de
travail de 40 heures? Les 3 044 personnes qui ont répondu à la question
sur l’usage des langues dans les associations non professionnelles ont-elles
autant d’importance que les 14 084 qui ont donné une réponse relativement
à la langue parlée dans les petits commerces [10]?
Nous avons fait
mieux qu’«insinuer [que Béland a]
délibérément sous-estimé le pourcentage de bilingues» [11].
En effet, nous nous sommes franchement opposé à la répartition de ces personnes
parmi les unilingues français et anglais [12]. Car il est souvent bien difficile,
voire impossible, de déterminer laquelle des deux langues couramment utilisées
domine chez les bilingues. N’a-t-on pas décrit à profusion le code mixing
et le code switching [13] des personnes qui
connaissent plus d’une langue? Puisque Béland admet «qu’il y a toujours un
certain nombre de cas qui se situent à la limite de deux catégories» [14], pourquoi alors procéder à leur répartition forcée
dans des classes réservées aux unilingues?
Pour plus de
transparence, et non pour remplacer l’ILUP, nous avons suggéré la création
d’une variable synthèse qui aurait donné une meilleure idée du nombre de fois
que les personnes interrogées à l’enquête ont mentionné s’exprimer en français [15]. Par exemple, puisque plus de 10 000 répondants
ont donné une réponse valide relativement à sept domaines d’activité sur les 12
qui ont été couverts, une variable allant de 0 à 7 pouvait être créée. Bien que
Béland ait tourné notre proposition en dérision, lui donnant «le statut d’un
bricolage sans validité statistique» [16], nous la
maintenons. Qui peut prétendre, sans faux-fuyant, qu’il aurait été inutile de
savoir combien de personnes ont déclaré parler le français dans la plupart des
domaines? En corollaire, combien de personnes ne s’expriment jamais, ou
presque jamais, en français?
Essentiel,
exclusion, hérésies
Environ la moitié
de la réponse [17] de M. Béland concerne ce qu’il
qualifie d’«essentiel, soit du concept de langue d'usage public» [18]. Selon lui, les critiques formulées à ce jour «sont
de même ordre: elles font semblant d’être d’ordre méthodologique, alors
qu’elles sont le signe de positions théoriques différentes»
[19] de la sienne.
En nous reprochant
«l’utilisation seule des statistiques sur la langue parlée à la maison» [20], Béland fait une affirmation totalement gratuite sans
démonstration ni renvoi aux textes. Puisque le fardeau de la preuve lui
appartient, nous n’inverserons pas les rôles. Il suffira de dire combien il
serait paradoxal – un euphémisme – de s’imposer une critique fouillée de
l’ILUP, alors même que l’on nierait, a priori, sa pertinence et sa
faisabilité!
Les intentions
cachées que Béland nous prête le mènent au concept d’exclusion. Les études
basées sur la langue d'usage à la maison livreraient, selon lui, «un message
d’exclusion [… aux] allophones […] qui parlent leur langue maternelle à la
maison» [21], mais qui pourraient parler le français en
public. Incapable, là aussi, de donner des références précises, Paul Béland
quitte la science pour sombrer dans une fiction de très mauvais goût [22]. Or, des témoignages authentiques contredisent son
imagination, tel celui d’une immigrante rapidement assimilée et fière d’avoir
élevé ses enfants en français [23].
Le concept
d’exclusion galvaudé [24] par Béland se retourne
d’ailleurs contre lui. En effet, l’ILUP exclut à son tour de la société
québécoise toute personne qui ne fait pas sa vie publique en français, dont 62%
d’Anglo-Québécois [25] se prévalant de leur droit de
vivre en anglais [26]. Pour aider Béland a surmonter
ses scrupules, nous lui suggérons de remplacer son indice par la proportion des
personnes capables de parler français. Ainsi, en considérant le Québec
francophone à 94%, on ne laisserait de côté, au dire de Gérard Bouchard, que
des personnes qui se sont exclues elles-mêmes par leur refus d’apprendre le
français [27].
Enfin, Béland
termine sa réponse en jouant les vierges offensées. On s’attaquerait à lui,
semble-t-il, pour avoir «énoncé dans [son]
rapport de recherche trois hérésies» [28]. Factices,
ces hérésies sont plutôt des énoncés que nous reformulons en nos propres
termes:
1) l’état global
d’une langue ne peut être ramené à une seule dimension, notamment à la langue
habituellement parlée à la maison;
2) au Québec, ne
considérer que la langue du domicile sous-estime l’importance du français dans
la vie publique;
3) toute personne,
même un touriste ou un étudiant étranger, qui fait publiquement usage du
français au Québec, contribue à son essor, peu importe sa langue maternelle ou
sa langue d’usage privé.
On admettra sans
difficulté que reconnaître ces trois assertions ne devrait nullement conduire à
un quelconque martyrologue du français au Québec.
NOTES ET RÉFÉRENCES
[1]
Christian Roy, «L’usage des langues dans la sphère publique au Québec. L’indice
du Conseil de la langue française est-il crédible?», Bulletin d’histoire
politique, vol. 10, n° 1, automne 2001, p. 151-160.
[2]
Paul Béland, Le français langue d'usage public au Québec en 1997. Rapport de
recherche, Québec, Conseil de la langue française, 1999, 123 p.
[3]
Paul Béland, «Réponse à M. Christian Roy», Bulletin d’histoire politique,
vol. 11, n° 1, automne 2002, p. 139-143.
[4]
Nous avons donné les références aux trois premiers critiques de l’ILUP dans
notre texte précédent : Christian Roy, loc. cit., p. 158, notes 6,
7 et 8.
[5]
Paul Béland, loc. cit., p. 141; outre la langue de travail, on n’a
retenu que la langue d’usage à l’hôpital et dans les petits commerces.
[6]
Ibid., p. 141; il s’agit de la langue parlée à la banque, à l’hôpital,
dans les petits commerces, au centre commercial et dans des associations non
professionnelles.
[7] Paul Béland, op. cit., p. 106-107.
[8]
Paul Bernard et Jean Renaud, «Langue d'usage public: L’ILUP, une mesure
indispensable», Le Devoir, 19 octobre 1999.
[9]
Paul Béland, loc. cit., p.
141.
[10]
Paul Béland, op. cit., p. 19; comme il faut une réponse valide à toutes
les questions entrant dans le calcul de la «régression logistique» – fondement
de l’ILUP –, force est de conclure que l’indice ne repose que sur 12% des
répondants faisant partie de l’échantillon initial de 25 000 personnes.
[11]
Paul Béland, loc. cit., p. 142.
[12]
Christian Roy, loc. cit., p. 155.
[13]
Voir par exemple: Abdelouahed Mabrour, «Alternance des codes ...» [L’alternance codique arabe/français : emplois et fonctions].
[14]
Paul Béland, loc. cit., p. 141.
[15]
Christian Roy, loc. cit., p. 156; notre suggestion relève de la
statistique descriptive que Béland semble mépriser au profit des statistiques
inductives complexes.
[16]
Paul Béland, loc. cit., p. 142.
[17]
Il s’agit des six premiers paragraphes (ibid., 139-141) et des deux
derniers (ibid., 142-143), soit la moitié des 16 paragraphes de
l’article.
[18]
Ibid., p. 139.
[19]
Ibid., p. 139.
[20]
Ibid., p. 140; nous soulignons.
[21]
Ibid., p. 140.
[22]
Citons Paul Béland au texte: «Il serait très étonnant que les allophones
interprètent comme un message d’ouverture [sic] un discours [sic]
qui leur dit: ‘Nous [les francophones] vous acceptons [sic] à conditions
[sic] que vous abandonniez [sic] dans votre vie privée [sic]
les manifestations les plus normales [sic] de votre identité
linguistique personnelle [sic]’»; Ibid., p. 140.
[23]
«Mes enfants ne seront pas des immigrants, il suffit que moi je l’aie été. Ils
ne seront pas un peu d’ici, un peu de là-bas, mais des Québécois de langue
française à part entière»; voir: Jean-Marc Léger, «Faire échec à Babel», L’Action
Nationale, vol. LXXXVIII, n° 5, mai 1998, p. 22.
[24]
L’exclusion sociale chère à Alain Touraine a lieu dans la vie réelle de tous
les jours. Le type d’exclusion dont parle Béland est de nature virtuelle, car
il s’agit d’une exclusion sur papier.
[28] Paul Béland, loc. cit., p. 143.